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    Ceci doit-il tuer cela ? L'écran de l'ordinateur supplanter l'écrit ? Cette page immatérielle où l'on peut faire réapparaître à sa guise un texte ancien pour l'intégrer à un autre, tout à fait neuf, cette rédaction sur un clavier, et non plus au courant de la plume, et ce clavier lui-même qui, selon qu'on l'y invite, écrit, transforme ou crée de l'inédit, toutes ces « merveilles » nées de l'informatique ne doivent-elles pas rendre caduques les pratiques artisanales et millénaires du papier, de l'encre, voire de l'imprimé ?

    Deux mondes semblent s'opposer, à l'heure actuelle, à l'intérieur de l'univers de la communication graphique-visuelle. Mais ne s'agit-il pas, en fait, d'une opposition illusoire ? N'est-ce pas, au contraire de ce que l'on suppose, un retour au passé extrême de l'écrit, à ses sources idéographiques, que nous offre l'ordinateur ? Plus que l'écrit, à la vérité, c'est l'alphabet et ses contraintes, auxquelles nous nous sommes habitués comme si elles étaient inévitables, que l'ordinateur met en question et cela, au profit de l'écriture même.

    Source : Logiciel Encyclopédia Universalis 2012


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  • Le déchiffrement des hiéroglyphes égyptiens, que Champollion réalisa en 1822 après des siècles d'essais infructueux, a bouleversé la conception que l'Occident se faisait jusqu'alors de l'écriture. Non seulement ces figures pittoresques que l'on interprétait par tradition comme des symboles ou des copies réalistes se révélaient être des signes, mais on leur découvrait aussi une faculté qui semblait depuis toujours réservée en propre à l'alphabet, la transcription phonétique des mots. Le dessin d'une bouche pouvait se lire « bouche », mais il notait également le son r, le dessin d'une chouette le m, celui d'une caille le w... Déterminante pour notre connaissance de la civilisation pharaonique, cette découverte l'était tout autant du point de vue d'une théorie générale de l'écriture. Car comment reconnaître encore au système alphabétique la supériorité dont on était convaincu qu'elle lui était due par principe, s'il s'avérait que d'autres, avant lui, avaient atteint le même niveau d'analyse sonore du langage ?

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    Jean-François Champollion (à gauche), natif de Figeac, parvint à l'âge de 32 ans à percer l'un des plus grand mystères pour les linguistes et les historiens de l'âge classique. Grâce à la fameuse "pierre de Rosette" (au centre) qui comprenait le même texte en trois langues différentes (hiéroglyphes égyptiens, démotique cursif et grec ancien), le jeune savant français déchiffra enfin le système hiéroglyphique. C'était le 14 septembre 1822. Il fit part de sa sensationnelle découverte dans un écrit resté célèbre : sa "Lettre à M. Dacier relative à l'alphabet des hiéroglyphes phonétiques" (à droite). source : http://www.u-p-r.fr

    Il a pourtant fallu attendre encore plus d'un siècle pour que s'engage de façon sérieuse une remise en question du statut privilégié de l'alphabet dans l'ensemble des systèmes écrits. Champollion lui-même est, pour une part, responsable de ce retard. Car sa découverte, à vrai dire, reposait sur un malentendu. Elle concernait moins l'écriture en tant que telle que la langue qu'elle avait permis de véhiculer : sa Grammaire  s'ouvre par un hommage à la philologie, science nouvelle, et science dominante, de son temps. Il était parvenu à lire les hiéroglyphes parce qu'il avait eu l'idée de comparer des textes rédigés en deux langues anciennes, égyptienne et grecque, avec la langue copte moderne que lui-même pratiquait. Mais c'est pour cette raison aussi qu'il avait pris à son compte sans songer à les discuter, car elles étaient sans incidences sur sa démarche, certaines des justifications que l'on apportait encore en Occident à l'aspect figuratif des hiéroglyphes. À l'origine, dit-il, reprenant les affirmations de Warburton un siècle plus tôt, les hiéroglyphes étaient « des imitations plus ou moins exactes d'objets existants dans la nature ». Le phonétisme de ces caractères n'avait donc pu se manifester qu'à une étape ultérieure de création, où l'on aurait réussi à obtenir ce que ces figures, apparemment vouées à ne transcrire que des vocables concrets, étaient dans l'incapacité de restituer : un état fidèle et complet de la parole.

    Une interprétation aussi restrictive du rôle du visible dans l'écriture, dont une des conséquences fut, par exemple, que l'on décida en 1881 d'interdire aux sourds la langue des signes sous prétexte que « la parole vive, orale, encore plus que l'écriture, est le seul signe mental qui puisse indiquer les choses spirituelles et abstraites, sans leur donner une figure, sans les matérialiser », ne constitue pas un simple accident de notre histoire. La pensée de l'écriture comme mode visuel de transmission des messages linguistiques est profondément étrangère à l'Occident. Parce que notre civilisation, ainsi que l'a montré Jacques Derrida dans De la grammatologie (1967), est de type logocentrique. Mais également parce que l'écriture n'a jamais représenté pour nous autre chose qu'un héritage, et un héritage purement verbal. À la différence des Japonais, qui ont choisi sciemment de recourir aux idéogrammes chinois plutôt qu'à l'écriture indienne, nous n'utilisons l'alphabet que par hasard. Ce système était celui des Romains ; les textes fondateurs de la religion chrétienne avaient été traduits en latin et ils étaient conservés au moyen de son écriture : il semblait naturel d'y avoir accès par ce biais. On comprend qu'une écriture transmise de cette manière nous ait été, au sens littéral du terme, invisible : elle nous apparaissait aussi transparente à l'oral qu'il fût possible (et tel avait été en effet le souci majeur des Romains), sa fonction étant strictement de préserver à des fins pieuses les leçons canoniques d'un Verbe saint.

    Ce n'est cependant pas le fait que nous ayons hérité de notre alphabet qui constitue une anomalie : c'est l'état d'ingénuité et de méconnaissance dans lequel cet héritage nous a trouvés. Il n'y a rien de plus normal, en effet, que d'emprunter une écriture : il n'existe aucun système dont on puisse dire qu'il ait été véritablement premier. Les Grecs ont inventé l'alphabet, mais cette invention prend appui sur le système phénicien, lequel était né, déjà, d'un remodelage du cunéiforme. Les systèmes idéographiques créés en Mésopotamie, en Égypte, en Chine, aux environs de 3 000 ou 1 500 ans avant notre ère ne constituent pas davantage une origine. Ils résultent de la combinaison des deux modes de communication qui les avaient précédés : la parole et, apparue sans doute un peu plus tard, l'image. Ces deux médias correspondent chacun à des structures et à des usages différents de la communication sociale. La parole est l'exploitation par les membres d'une communauté d'un système de signes vocaux dont cette communauté est l'auteur. L'image est une proposition visuelle offerte à l'ensemble du groupe et qui combine deux données hétérogènes : une surface, prélevée artificiellement ou symboliquement sur le réel (une paroi rocheuse que l'on privilégie, mais aussi bien une portion du ciel, ou du sol), et des « figures », traces ou taches, produites ou non de main d'homme, réunies sur cette surface par un réseau d'« intervalles » qui leur permet de faire sens les unes avec les autres. L'image n'est pas un système, à la différence de la langue. Elle n'exige pas non plus la coprésence d'un émetteur et d'un récepteur : il lui suffit d'un observateur. Aussi sa fonction sociale est-elle autre que celle de la parole : elle sert à poser une relation entre les individus du groupe et un monde extérieur à ce groupe, où sa langue est ignorée ou sans pouvoir. La communication qu'elle promeut est essentiellement transgressive. La mythologie dogon nous renseigne sur la corrélation que les sociétés orales établissent entre parole et image. On y considère que « Dieu dessine », qu'il a créé l'univers en produisant des figures, mais que seule leur nomination par l'homme a pu leur donner vie.

    L'apparition de la divination en Mésopotamie et en Chine constitue, comme l'ont montré Jean-Marie Durand et Léon Vandermeersch, l'étape immédiatement préliminaire à l'invention de l'écriture. Elle témoigne en effet d'une première forme de rationalisation de l'image, dans la mesure où la finalité vague qu'on lui avait attribuée d'abord permettre de communiquer avec les dieux est devenue beaucoup plus précise et contraignante. Le support élu par le devin concentre en lui certaines des valeurs symboliques essentielles à sa culture : carapaces de tortues en Chine, foies d'animaux en Mésopotamie. Les figures visibles sur ce support sont conçues comme formant système entre elles et elles sont désormais perçues comme des signes. Quant au devin, il n'a plus pour fonction, comme le mage, de manifester le pouvoir des dieux en agissant directement en leur nom sur des substances : son ministère consiste strictement à observer des ensembles de traces reconnus comme leurs messages et à tenter de les interpréter c'est-à-dire, en fait, de les lire. Telle est l'origine de l'écriture : l'invention de la lecture. Il est remarquable que la fonction du devin ait toujours été nettement distinguée de celle du prophète : le devin estime, suppute, il ne décide jamais. C'est au prophète de traduire verbalement ses hypothèses, et d'affirmer une éventuelle vérité.

    Source : Logiciel Encyclopédia Universalis 2012


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