• L'écriture est apparue lorsque le système de signes visuels qui était censé transmettre les messages venus des dieux est devenu le support de ceux des hommes, c'est-à-dire des messages verbaux. Mais il ne pouvait s'agir que d'une traduction, ou plutôt d'une transposition : la composante iconique de l'écriture s'opposait à ce qu'elle fût une projection directe de la langue.

    Le signe écrit ne s'identifie pas au signe verbal. Mais il doit encore moins être assimilé à une copie de la réalité. Contrairement à ce que l'on affirme généralement, en effet, le « pictogramme », ce signe figuratif que l'on trouve à l'origine de tous les systèmes écrits, et qui a été ensuite soit maintenu tel, comme en Égypte, soit rendu graphiquement méconnaissable comme en Mésopotamie ou en Chine, où il se combine aux signes abstraits issus de la divination, n'est pas une représentation de « chose ». En tant que figure, déjà, il ne saurait l'être. Ce que traduit une figure n'est pas de l'ordre du catalogage objectif mais de la pensée symbolique ; plus qu'un objet réel, une figure évoque l'importance de cet objet pour une société donnée (le soleil, la lune, la maison, le chat, etc.) et elle concentre dans son graphisme l'histoire d'un imaginaire culturel spécifique. Le pictogramme est un type de figure dont la fonction a été à la fois restreinte et modifiée : ce qu'elle doit susciter chez le spectateur n'est plus l'émergence nécessairement vague d'une notion polysémique, mais son équivalent verbal. Nommer un pictogramme ne saurait être nommer le réel : c'est apporter au schème visuel son complément dialectal, sorte d'hommage ambigu par lequel le groupe reconnaît ce qui lui échappe, mais aussi l'intègre à ses structures. Il n'est pas indifférent que ce soient des noms de personnes, et d'abord des noms de dieux, qui soient toujours largement majoritaires dans les lexiques pictographiques.

    Lorsque ces noms de personnes sont des phrases, comme c'est le cas par exemple en Mésopotamie, on peut dire que l'écriture est prête à naître : la pensée de la syntaxe se combine désormais à celle du pictogramme. Mais une étape supplémentaire reste à franchir, celle où l'on passe de l'adéquation d'une figure donnée et de phrases connues d'avance à la création de phrases nouvelles. Cette liberté, elle est celle que suggéraient les pratiques divinatoires. Mais elle était interdite, alors, aux humains. L'idéogramme va la leur offrir.

    Source : Logiciel Encyclopédia Universalis 2012


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  • De même que le pictogramme peut se définir comme une version normée de la figure, on pourrait dire que l'idéogramme est une version systématisée du pictogramme. Ce qui lie ce signe au langage n'est plus de l'ordre de la métaphore ou du syncrétisme symbolique mais de l'alternative rationnelle.

    Rationnel, ce signe l'est en premier lieu parce que sa conception graphique, même si elle demeure figurative, est ostensiblement dissociée de toute référence réaliste. Ce qui détermine formellement l'idéogramme est son calibrage, la règle spatiale qui lui attribue une place identique à celle des autres signes sur la surface d'un document. En Égypte, le hiéroglyphe se distingue de la figure parce que les dessins de dieu, d'oiseau ou de bouche à valeur idéographique s'inscrivent tous à l'intérieur d'un module unique.

    Dans son rapport à la langue, l'idéogramme témoigne du même souci de mettre au service d'un système ce qui relève initialement dans la figure de la polysémie et de l'énigme. On observe que les trois civilisations de l'idéogramme ont adopté une solution identique : créer un signe qui, selon le contexte où il se trouve, peut assumer trois valeurs tout à fait différentes l'une de l'autre mais seulement trois : celle d'un mot (le logogramme), d'une syllabe dégagée phonétiquement de ce mot, que l'on utilisera pour désigner un mot homophone, une syllabe, voire, comme en Égypte, une seule consonne (le phonogramme) et celle de ce que l'on nomme selon les civilisations « clé » ou « déterminatif », c'est-à-dire l'idéogramme envisagé comme un indice de mot purement visuel, que l'on ne prononcera pas mais qui accompagnera graphiquement un phonogramme pour signaler son appartenance à telle ou telle catégorie (la clé de l'eau accompagnant les mots « source » ou « rivière », par exemple).

    Cette tripartition autorise une extraordinaire souplesse d'usage. La valeur de « mot » de l'idéogramme peut être celle d'un mot précis, mais elle peut aussi correspondre et c'est le plus souvent le cas à un noyau sémantique à partir duquel se formuleront des mots différents selon le contexte. La valeur phonétique est tantôt rigoureuse comme elle l'a été en Mésopotamie, très tôt, dès que l'écriture sumérienne est devenue celle des Akkadiens, tantôt approximative comme en Chine, ou encore proliférante comme en Égypte, où l'on a multiplié les redondances phonétiques d'une manière qui nous paraît aberrante. Quant au déterminatif, relativement rare en Mésopotamie, devenu en Chine, au contraire, la base principale du système, puisque les « idéophonogrammes », signes doubles composés pour moitié d'une clé et pour l'autre d'un phonogramme, sont de loin les caractères les plus abondants de son vocabulaire écrit, il a suscité en Égypte une pratique à première vue surprenante. Par une sorte de retour du signe à son état initial de figure, le déterminatif peut se trouver situé en effet non pas dans la partie proprement textuelle d'un document mais dans sa partie iconique, le hiéroglyphe retrouvant alors les proportions exigées par l'image où on le déplace. Un tel transfert n'est pas exceptionnel : Pascal Vernus a dressé le répertoire des cas nombreux de glissements de fonctions des signes entre le texte et l'image que se sont autorisés les Égyptiens. Le phénomène se justifie surtout par deux traits caractéristiques de tout système idéographique quel qu'il soit, et dont l'écriture égyptienne ne fait que rendre les conséquences plus spectaculaires : le fait que le support de l'écrit joue un rôle déterminant c'est-à-dire, pour reprendre le vocabulaire des linguistes, pertinent à l'intérieur du système lui-même, et que le lecteur du message ne soit pas envisagé comme un simple déchiffreur mais comme participant activement, par un jeu d'observations et d'interprétations qui se situent à plusieurs niveaux, à l'existence même du texte. Les « textes » divinatoires mésopotamiens et chinois étaient fondés sur des principes identiques : le choix d'un support motivé, seul susceptible d'opérer la transmutation des traces et des empreintes en signes, et la collaboration étroite du devin à la constitution d'un message qu'il crée, en réalité, en le « lisant ». Ce sont ces principes que l'on retrouve à l'œuvre dans l'écriture proprement dite. Ils nous permettent de comprendre que les textes archaïques des deux civilisations aient une forme « télégraphique », l'information étant suggérée par un nombre de signes restreint, et, par conséquent, impossibles à énoncer de façon littérale (ce qui donnera naissance, en Chine, à une véritable « langue graphique », selon Léon Vandermeersch), ou que l'espace du cartouche primitif puis celui de la tablette d'argile et jusqu'à son format rond ou carré, voire son enveloppe conditionnent la compréhension des textes mésopotamiens (Jean-Marie Durand).

    Ces principes éclairent enfin un dernier aspect de l'écriture prise à son état natif : le pouvoir que lui reconnaît la société. Ce pouvoir est très différent de celui dont on l'a investie plus tard en Occident en choisissant de limiter la définition de l'écriture à une fonction de conservation et de diffusion de la parole. En Chine ancienne, au contraire, l'écriture représente le pouvoir créateur par excellence, antérieur (avec la peinture dont on ne la dissocie pas) à celui de la parole. En Mésopotamie et en Égypte, les dieux de l'écriture sont toujours quant à eux des dieux intermédiaires, à la fois utiles et modestes : Inana, la déesse du grain, ou Nabû, un des dieux de la sagesse, Thot, le « maître des paroles divines ». Ce sont des conseillers, non des chefs. La figure du devin-lecteur leur a servi évidemment de modèle. Comme la détermination de l'écrit par son support a conduit à imaginer une forme de pouvoir curieusement labile, détourné, qu'illustre bien l'histoire de la reconstruction de Babylone par le roi Asarhaddon. La ville avait été détruite par son père, Sennachérib, et le dieu Marduk, dans son courroux, avait interdit qu'on la reconstruisît avant soixante-dix ans. Asarhaddon décida pourtant de n'en attendre que onze. Car la parole du dieu avait été inscrite sur une tablette, et le chiffre soixante-dix, lorsqu'on retournait cette tablette, se lisait onze. La liberté de l'écrit et, par suite, de sa lecture, faisait du pouvoir royal l'égal de celui des dieux.

    Jean-Pierre BALPEAnne-Marie CHRISTIN

    Source : Logiciel Encyclopédia Universalis 2012


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