• Dès 1966, Francis Ryck (Yves Delville, 1920-2007) apporte un ton inédit en créant dans ses ouvrages (de type « espionnage ») un personnage nouveau, marginal et contestataire, en proie au doute et à l'utopie (Opération millibar). Cinq ans plus tard, Jean-Patrick Manchette (1942-1995) publie L'Affaire N'Gustro (inspiré par l'enlèvement à Paris du leader de l'opposition marocaine Mehdi Ben Barka) et surtout Nada (1972), une réflexion sur le terrorisme gauchiste. Puis avec Morgue pleine (1973) et Que d'os (1976), il met en scène un privé à la française, Eugène Tarpon, qui jette sur notre société un regard désabusé. Théoricien et esthète intransigeant, styliste exigeant (il met au-dessus de tout la qualité de l'écriture), Manchette, en renouvelant la tradition béhavioriste américaine, donne un souffle novateur au genre tout entier. Durant la même période, A.D.G. (1947-2004) décrit avec verve le Berry profond (La Nuit des grands chiens malades, 1972) et Jean Vautrin (né en 1933), le mal de vivre des banlieues-dortoirs (À bulletins rouges, 1973). Emmanuel Errer (1934) met en scène d'anciens mercenaires manipulés (Descente en torche, 1974). Alain Demouzon (né en 1945) explore la vie dans les lotissements modernes (Bungalow, 1981) et Joseph Bialot (1923) raconte un racket dans le quartier parisien de la confection (Le Salon du prêt-à-saigner, 1978). Pierre Siniac (1928-2002), qui débute en 1960, publie quelques ouvrages subversifs comme Les Morfalous (1968), charge virulente contre l'armée, avant de créer Luj Inferman et La Cloducque, deux traîne-savates qui manifestent à l'égard de la société une amère lucidité.

    Ce bouillonnement ne masque cependant pas une grave crise du lectorat qui se prolonge jusqu'au début des années 1980. Après un calme passager, de nouvelles collections (Engrenage, Sanguine, Red Label) accueillent de jeunes auteurs. Le souci de ces derniers est d'écrire des polars qui prennent en compte la réalité quotidienne française. Si ce procédé systématique a pu rimer avec médiocrité, le temps faisant son œuvre a retenu les meilleurs. L'un des premiers à se singulariser est Didier Daeninckx (né en 1949), qui fait resurgir des épisodes occultés de l'histoire. Son Meurtres pour mémoire (1984) évoque le massacre d'Algériens à Paris durant la manifestation du 17 octobre 1961. Thierry Jonquet, adepte du fait-divers, tisse des récits de noires vengeances. Son cauchemardesque Mygale (1984) est inspiré d'une émission sur les transsexuels. Pour peindre des personnages souvent décalés, Michel Quint choisit le Nord (Hôtel des deux roses, 1986) et Marc Villard le quartier de Barbès (Rebelles de la nuit, 1987). Patrick Raynal éclaire les zones d'ombre de Nice (Fenêtre sur femmes, 1988 ; Né de fils inconnu, 1995) et Jean-Paul Demure les turpitudes d'Aix-en-Provence (Aix abrupto, 1987). Hervé Jaouen nous fait visiter les arcanes d'une banque bretonne en butte à des syndicalistes (Le Crime du syndicat, 1984), alors que Jean-François Vilar se promène dans Paris, attentif à chaque trace et aux trahisons du temps qui passe (Bastille tango, 1986). Gérard Delteil débute avec un thriller politique (Solidarmoche, 1984). Jean-Bernard Pouy, dans un récit plein de fantaisie, évoque Rimbaud et Jeanne d'Arc (Nous avons brûlé une sainte, 1984). Hugues Pagan, commissaire de son état, met en scène des policiers désabusés (La Mort dans une voiture solitaire, 1982). Daniel Pennac inverse les stéréotypes en dotant son héros d'une famille nombreuse et d'un métier insolite, bouc émissaire professionnel (la tétralogie « Malaussène », 1985-1995).

    Ce renouveau va se traduire par la création, en 1986, de la collection Rivages/Noir, dirigée par François Guérif. Celui-ci manifeste une exigence exemplaire en privilégiant les traductions intégrales et non plus tronquées, en valorisant les auteurs, la diversité d'inspiration et les qualités stylistiques. Le respect de ces principes et l'engouement du public pour cette collection conduisent à une modification du paysage éditorial, incitant d'autres collections, comme Le Masque ou La Série noire, à se renouveler. Cela fait bien l'affaire d'une nouvelle vague de romanciers parmi lesquels : Tonino Benacquista (La Commedia des ratés, 1991), Jean-Hugues Oppel (Ambernave, 1995), Daniel Picouly (Les Larmes du chef, 1994), Pascal Dessaint (La vie n'est pas une punition), Jean-Jacques Reboux (Le Massacre des innocents), Olivier Thiébaut (L'Enfant de cœur), Michel Chevron (Fille de sang) et surtout Jean-Claude Izzo (Total Kheops, 1995) dont les romans, plébiscités par le public, sont une passionnante chronique de Marseille.

    Le même phénomène est perceptible chez les auteurs féminins. Entre 1992 et 1997, plus d'une quarantaine d'entre elles publient au moins un roman. Les plus connues, souvent primées, choisissent le roman noir comme Stéphanie Benson (Les Compagnons du loup), Nadine Monfils (Une petite douceur meurtrière), Maud Tabachnik (Le Festin de l'araignée), Sylvie Granotier (Dodo), Pascale Fonteneau (Otto), Dominique Manotti (Sombre sentier), Claude Amoz (Bois brûlé), Dominique Sylvain (Vox), Chantal Pelletier (Le Chant du bouc), Laurence Biberfeld (Le Chien de Solférino). Si Virginie Brac flirte avec le fantastique (Cœur caillou) pour évoquer certaines laideurs de ce monde, d'autres excellent dans le thriller comme Andrea Japp (Le Sacrifice du papillon) et Brigitte Aubert (La Mort des bois), ou dans le polar historique comme Anne de Leseleuc, Claude Izner, Viviane Moore, Arlette Lebigre, Béatrice Nicodème, les sœurs Tran-Nhut ou Dominique Muller, à l'instar de quelques spécialistes masculins comme Jean Contrucci et ses mystères de Marseille, Marc Pailler, Jean-François Parot, Frédéric Fajardie et ses héros aux foulards rouges, Armand Cabasson et son épopée napoléonienne, Hervé Le Corre et la Commune de Paris (L'Homme aux lèvres de saphir, 2004) ou encore Patrick Boman avec son truculent Peabody, inspecteur de police quand l'Inde était encore colonie britannique. Un peu en marge de ces genres déterminés, Fred Vargas (Debout les morts, 1995 ; Pars vite et reviens tard, 2001) apparaît comme un phénomène littéraire étonnant.

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    Traduit dans plus de trente-cinq pays, récompensé par de nombreux prix non seulement en France, mais aussi en Allemagne et au Royaume-Uni, Vargas a bâti livre après livre un univers singulier au sein duquel son protagoniste, le commissaire Adamsberg, sorte de personnage lunaire, ne ressemble à aucun autre enquêteur. Le point de départ de chaque récit est insolite, voire déconcertant, tandis que l'écriture, où les aphorismes le disputent aux digressions et aux métaphores, est singulièrement jubilatoire.

    Parmi les auteurs masculins, Paul Halter reste fidèle à l'énigme classique et aux problèmes de chambres closes (La Lettre qui tue), tandis que Serge Brussolo se spécialise dans le thriller angoissant (Les Enfants du crépuscule). Et comme rien n'est jamais figé, certains lorgnent vers d'autres horizons, plus futuristes. Maurice Dantec cherche à savoir ce que sera le Mal au XXIesiècle (Les Racines du mal, 1995), tandis que Paul Borelli raconte une enquête policière en 2021 dans un Marseille en pleine déglingue (L'Ombre du chat). Sans doute faut-il voir là une piste nouvelle marquant l'influence de Philip K. Dick chez certains de nos écrivains. Mais force est de constater que cette voie amorcée depuis plus de dix ans n'a jamais été explorée depuis lors.

    En octobre 1995, Jean-Bernard Pouy et les éditions Baleine créent l'événement en imaginant le Poulpe. Ce personnage insolite est un jeune libertaire qui enquête sur des faits-divers. Chacune de ses aventures est confiée à un auteur différent, chevronné ou débutant. La série obtient à ses débuts un vrai succès public, mais l'absence de sélection dans les titres proposés provoque une désaffection des lecteurs. Si bien que, au bout de huit ans (1995-2003), la collection s'arrête avec 157 titres à son catalogue.

    Phénomène récent, le succès public du livre de Jean-Christophe Grangé, Les Rivières pourpres (1998), a contribué à l'émergence de jeunes auteurs de thrillers à la française.

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    Parmi ces jeunes pousses dont les ventes ne laissent de surprendre, on peut citer : Maxime Chattam, Franck Thilliez, Éric Hossan, D.O.A, Philip Le Roy, Mikael Ollivier, Thierry Vieille, Caryl Férey...

    Source : Logiciel Encyclopédia Universalis 2012


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  • Après la Seconde Guerre mondiale, le roman noir américain va influencer beaucoup de romanciers français et, plus tard, les générations des années 1970-1980. Mais les vrais pères du « néo-polar » sont sans aucun doute Léo Malet (1909-1996) et Frédéric Dard (1921-2000). Ancien surréaliste, Malet, en 1941, avait commencé à écrire, sous pseudonymes américains, des récits censés se dérouler aux États-Unis. Il innove deux ans plus tard avec 120, rue de la Gare (1943) et transpose l'univers du privé américain en France. Ce dernier prend l'apparence de Nestor Burma, un détective pittoresque et humain, qui va mener une foule d'enquêtes.

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    À partir de 1954, Malet l'utilise dans une série ambitieuse, Les Nouveaux Mystères de Paris (1954-1958), dont chaque épisode se déroule dans un arrondissement de Paris. Si la saga ne fut jamais achevée (quinze arrondissements sur vingt furent visités), elle reste un étonnant témoignage sur le Paris des années 1950. Frédéric Dard commence en 1940 par publier des ouvrages sans rapport avec le genre policier, avant de signer, à partir de 1945, des romans noirs, durs et violents, en usant de divers pseudonymes. Mais c'est sous le nom de San Antonio qu'il va connaître le succès, grâce à sa série truculente consacrée au commissaire homonyme (Réglez-lui son compte, 1949) et à son acolyte, l'infâme Bérurier.

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    S'ils ont marqué le genre, ces deux incontournables ne doivent pas occulter l'importance de l'œuvre de Jean Meckert (1910-1995) qui débute en 1942 à la N.R.F. avec Les Coups. À partir de 1950, sous le pseudonyme de John (puis Jean) Amila, il publie une série d'excellents romans noirs (Ya pas de Bon Dieu ! ; La Lune d'Omaha ; Le Boucher des Hurlus...) parfaite synthèse entre roman populiste français et roman noir américain.

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    Si les préoccupations sociales d'Amila sont évidentes dans chacun de ses livres, il reste pour l'époque une exception. Aux quartiers populaires, la mode préfère l'exotisme de Pigalle et de ses gangsters parisiens. Albert Simonin (1905-1980), surnommé « le Chateaubriand de la pègre », devient célèbre en recevant le prix des Deux Magots pour son chef-d'œuvre Touchez pas au grisbi (1953). Il récidive avec la trilogie du Hotu (1968), passionnante chronique sociale du milieu parisien des années 1920. Si cet autodidacte manie un argot coloré qui rend son style rare et inimitable, la plupart de ses épigones sont aujourd'hui oubliés, exception faite d'Auguste Le Breton (Du rififi chez les hommes, 1953) ou de José Giovanni (Le Deuxième Souffle, 1958).

    Boileau et Narcejac théorisent sur le suspense, « roman de la victime ». Lorsqu'ils passent à la pratique, c'est le succès avec Celle qui n'était plus (1952) et D'entre les morts (1954), adaptés au cinéma par H. J. Clouzot (Les Diaboliques) et Alfred Hitchcock (Vertigo). Ils explorent aussi la voie du pastiche (Le Second Visage d'Arsène Lupin), comme Viard et Zacharias qui réécrivent Hamlet (L'Embrumé, 1966). Une dizaine d'années plus tard, l'érudit René Réouven (René Sussan) imaginera de nouvelles enquêtes de Sherlock Holmes (L'Assassin du boulevard, 1985). Cette verve parodique, lancée par Cami (Aventures de Loufock Holmes, 1926), connaît de nombreux adeptes comme Jypé Carraud avec son détective Stanislas Perceneige (Le Squelette cuit, 1950). Clarence Weff (Alexandre Valletti) dans Cent Briques et des tuiles (1964) imagine un gang qui dévalise un magasin en jetant la recette dans la hotte du père Noël. Jean-Pierre Ferrière fait enquêter deux vieilles filles, les sœurs Bodin, dans Cadavres en solde (1957). Fred Kassak (Pierre Humblot) passe du noir absolu (On n'enterre pas le dimanche, 1958) à la farce inspirée, avec Bonne Vie et meurtres (1969). Jusqu'à Georgius, le célèbre chanteur de café-concert, qui sous le pseudonyme de Jo Barnais propose une visite des grands lieux du music-hall parisien, devenus le théâtre d'une série de crimes (Mort aux ténors, 1956). Dans ce domaine, la palme revient sans doute à Charles Exbrayat (1906-1989), sorte de touche-à-tout du polar, avec ses séries humoristiques consacrées à Romeo Tarchinini, commissaire à Vérone (Chewing-gum et spaghettis, 1960) et à son amazone écossaise, la célèbre Imogène McCarthery (Ne vous fâchez pas Imogène, 1959). Prolifique, Exbrayat excelle dans le polar « chronique du terroir » (Le Clan Morembert), où s'illustrent Claude Courchay (Le Chemin de repentance, 1984) et Pierre Magnan, avec son commissaire Laviolette (Le Sang des Atrides, 1978). Exbrayat sait aussi bâtir d'excellents suspens (Vous souvenez-vous de Paco ?, 1958), un genre prisé par Jean-François Coatmeur, auteur de solides récits presque toujours ancrés dans la réalité sociale bretonne (Nocturne pour mourir, 1959 ; Les Sirènes de minuit, 1976). Dans la même veine, Noël Calef publie en 1956 deux chefs-d'œuvre, Échec au porteur et Ascenseur pour l'échafaud, Michel Cousin, La Puce à l'oreille (1963), et Sébastien Japrisot, Piège pour Cendrillon (1962). Georges-Jean Arnaud (né en 1928) et Michel Lebrun (1930-1996) ne se rattachent à aucun courant, sinon celui de la littérature populaire. Arnaud est prolifique. Avant l'émergence du roman noir social français, son œuvre adopte une tonalité contestataire. Il met souvent en scène de simples citoyens en butte à la violence et aux manipulations des divers pouvoirs qui mènent le monde. Michel Lebrun (Le Géant, 1979), qui a abordé tous les styles, a été surnommé « le pape du polar ». Autodidacte érudit et théoricien, il a consacré beaucoup de son temps à réhabiliter le genre policier, souvent considéré comme mineur et méprisable.

    Source : Logiciel Encyclopédia Universalis 2012


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