• Interview de l’écrivain Jean Giono, réalisée en 1968.

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    Par Jacques, pour le collectif "Nos Libertés" le 12 mars 2010.

    Interview en préface de l'ouvrage de Jean Giono : Jean Le bleu.

    Vous vivez en retrait de la société. Vous avez choisi la solitude. Est-ce une affaire de tempérament, ou croyez-vous que tout artiste arrive presque nécessairement à la même démarche ?

    - Non, il n’est pas question d’une démarche semblable à la mienne. Il ne s’agit pas pour moi d’une démarche métaphysique, mais simplement de mon confort, spirituel et matériel. Je suis à l’aise en dehors de la société et la solitude me plaît. C’est aussi bête que cela.

    Ce refuge vers la terre, vers la nature dont vous avez si bien parlé, chacun le souhaite de plus en plus ; cette retraite n’est-elle pas aussi une fuite ? Ne faut-il pas apprendre à composer avec l’âpreté des sommets ?

    - Il ne s’agit pas d’un refuge, ni de la nature, il ne s’agit que de confort. Donc, il n’y a ni âpreté, ni sommets.

    « Le bonheur est une recherche », avez-vous dit, et votre oeuvre affirme constamment que votre « joie demeure ». Quels sont les dons particuliers à cette recherche, quelles sont les qualités qu’elle exige ?

    - La simplicité.

    Vous avez cherché seul votre chemin : « je suis revenu vers les premières traces, je les ai remontés pas à pas. D’abord inquiet... Il ne restait qu’un petit chemin dans l’herbe. Ceux qui avaient passé là étaient morts depuis longtemps. J’étais dans la double solitude du temps et de l’espace. Parfois les traces se perdaient sous l’herbe... Je m’enfonçais de plus en plus loin dans la brousse; dans cet effroyable amas de matière vivante... Un matin j’ai compris que l’apprentissage panique était fini : je n’avais plus peur de la vie. » Il faut
    une sérieuse dose de courage et de foi pour persister seul dans une voie inconnue. Aimez-vous l’inconnu ? Vous inspire-t-il ? Croyez-vous que tout artiste soit un explorateur ?

    - Je suis plein de curiosités, très diverses.

    La peur, nous la connaissons tous : peur de la nature, peur des autres, peur des passions violentes qui sont en nous. Comment y remédier ?

    - Elle est naturelle, comme dormir, manger, marcher, vivre. Avoir peur est naturel.

    À seize ans, pour aider votre père, vous quittez le collège, et vous rentrez au Comptoir national d’escompte, en qualité de chasseur, aux appointements de 30 francs par mois : « Je n’ai jamais regretté d’avoir travaillé de bonne heure, au contraire. » Est-ce une chose qui vous paraît positive en tous les cas pour chacun ? Si vous aviez un conseil à donner à un jeune homme, le donneriez-vous?

    - Oui.

    L’activité fait-elle partie pour vous de la joie de vivre ? Nous approchons de l’ère des loisirs ; déjà des hommes travaillent à nous fabriquer des activitésloisirs... Croyez-vous que l’homme en ait besoin, sous peine de tomber dans la mélancolie, l’agressivité, et tous leurs dérivatifs ? Bertrand Russel dit que « l’ennui est la marque d’une intelligence supérieure. » Êtes-vous d’accord ? Quels moyens voyez-vous de faire front à l’ennui ?

    - « Un roi sans divertissement est plein de misère. » (Pascal) Faire front à l’ennui? S’enrichir.

    Tous les métiers, ou presque, vous semblent-ils pouvoir être faits avec plaisir ? Louis Jouvet disait : « un métier est une façon de vivre... Une vocation est un miracle qu’il faut faire avec soi-même. » Qu’en pensez-vous ?

    - Je pense très exactement ce que disait Jouvet. J’ai dit « s’enrichir ».

    On lit dans “Tel Quel” de Valéry : « Qui dit oeuvre, dit sacrifices. La grande question est de décider ce que l’on sacrifiera : il faut savoir qui sera mangé. » Chez vous, on lit : « Il ne faut renoncer à rien. » Entendez-vous par là que les sacrifices à faire sont au fond bien superficiels ?

    - La discipline est de ne renoncer à rien.

    « J’étais un exagéré sentimental », dites-vous. Est-ce l’exagéré ou le sentimental qui compte le plus ? Aimez-vous ce qui est « exagéré » ?

    - Parfois, et parfois je m’y efforce.

    Vous dites : « L’écrivain n’a d’autre devoir que celui de bien écrire, de bien faire son métier. » Vous ne croyez pas au rôle social de l’écrivain, n’est-ce pas ?

    - Non.

    Cependant, vous vous sentez solidaire, puisque vous avez écrit : « Ma joie ne demeurera que si elle est la joie de tous. Je ne veux pas traverser les batailles une rose à la main... »

    - Mais les mains nues.

    Pour dire, pour créer, faut-il abandonner « l’ivresse » d’un contact pur et solitaire avec les choses ?

    - Il en restera toujours trop, des contacts purs et solitaires et qui ne passeront pas, hélas, dans l’expression.

    Dans “Le désastre de Pavie”, vous dites à propos de François 1er : « on ne l’a pas habitué à être cruel ; la cruauté n’existe pas dans le plan où on lui a appris la vie. On n’a appris à ce mâle que la virilité de basse altitude. » Quelle valeur donnez-vous à la cruauté ?

    - Nécessaire, quand l’homme est bon.

    Fait-elle partie d’une force créatrice ?

    - Comme toute nécessité.

    À propos d’un bijou que portait une femme dans “L’Eau Vive”, vous écrivez : « Il fallait tout inventer pour y voir l’oiseau ; mais alors on le voyait beaucoup plus beau que tous les oiseaux véritables, et beaucoup plus beau que tous les oiseaux imités. » Peut-on dire que l’art est un condensé de la vie ?

    - Non. Seulement sublimé.

    « Nous sommes des éléments cosmiques. J’en suis simplement un peu plus dénudé que vous. » Qu’entendez-vous exactement par là ?

    - Solitude, totale et inéluctable.

    Croyez-vous que chaque homme soit profondément lié à ses antécédents : famille, pays, paysages ?

    - Comme tous les êtres, même les insectes.

    « Je n’ai honte d’aucune paix. J’ai honte de toutes les guerres. » Même celles de ceux qui se défendent ?

    - Non.

    N’y a-t-il pas de paix honteuse ?

    - Non.

    Ne voyez-vous de par l’histoire que des bilans négatifs quand à la guerre ?

    - Oui.

    Le monde n’a jamais progressé que par individus. Or, notre monde va vers une organisation, une mécanisation de plus en plus intense. Croyez-vous que le chemin soit irréversible ?

    - Bien sûr que si. Tout est réversible. Rien ne s’avance qui ne se retourne comme le serpent qui se mord la queue. Si on va très loin en avant, on est déjà sur le retour.

    Comment imaginez-vous l’avenir ?

    - En rond ; en tournant éternellement en rond.

    Si l’on vous disait que vous auriez plus de plaisir à vivre, avec un peu moins d’intelligence, y consentiriez-vous ?

    - Certes oui.

    La fureur de posséder reste-t-elle le plus grand péché de l’homme ? Croyez-vous que l’homme de notre temps soit particulièrement aliéné aux choses, ou qu’il en fut toujours ainsi ?

    - Toujours et il en sera toujours ainsi.

    À quoi reconnaissez-vous un poète ?

    - À rien.

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