• Source : Logiciel Encyclopédia Universalis 2012


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  • En instaurant une correspondance terme à terme entre chacun des signes visuels écrits et l'un des deux sons, voyelle ou consonne, dont se compose une syllabe, les Grecs ont introduit dans l'histoire de l'écriture une rupture radicale. La rationalisation de l'écrit est parvenue, grâce à eux, à son degré extrême d'abstraction, l'analyse de l'espace graphique en signes trouvant son répondant rigoureux dans celle de la parole en phonèmes. Ainsi, la langue ne gagnait plus seulement à son transfert dans le monde des images les avantages d'une transmission différée, elle y apprenait même à se connaître. Mais force est aussi de constater que, ce faisant, les Grecs ont arraché l'écriture à ce feuilleté d'informations et de références hétérogènes qui, sans doute, était offert au lecteur pour qu'il retrouve une formule verbale, mais qui reflétait surtout une conception profondément originale de la communication humaine car intimement métissée et reposant sur l'intelligence visuelle du lecteur. Cette forme première de l'écriture n'était pas une simple ébauche destinée à être améliorée par la suite, comme le prouve l'écriture chinoise, dont le système s'est maintenu en Asie jusqu'à nos jours, et comme le prouve également la manière dont l'écriture est apparue dans l'Amérique précolombienne. Aux Incas inventeurs d'un système de comptabilité visuelle particulièrement subtil, les quipus, mais qui n'en ont pas tiré les principes d'une écriture (preuve que le désir de disposer de l'écrit n'a rien à voir avec un raisonnement d'économe) s'opposent en effet les Mayas, qui, eux, en ont créé une : elle permettait aux différents groupes linguistiques qui composent cette société de se comprendre, la langue visuelle étant indifférente, exactement comme elle l'est en chinois, aux variations dialectales.

    L'écriture est plurilinguistique par vocation : telle est aussi sa véritable utilité. La diffusion internationale de l'alphabet ne peut que le confirmer. Mais ce système qui, lorsqu'il a été inventé, était censé transcender la diversité des langues de même que la géométrie, autre création due aux Grecs, transcendait l'image concrète a été récupéré très vite au bénéfice d'idiomes particuliers. Chaque langue s'efforcera désormais de distinguer sa propre prononciation des lettres, voire sa graphie, de celles des autres cultures, se heurtant rapidement au fait que toute transcription de prononciation est condamnée à devenir caduque pour des motifs d'évolution interne ou encore à être cause, si cette langue possède aussi une structure tonale, de complications graphiques invraisemblables, comme le montre le vietnamien romanisé. De plus, en s'affichant sous cette forme linéaire où l'on a cru trop naïvement déceler une empreinte directe du discours, l'alphabet a perdu contact avec le sens. L'addition sonore qu'il propose n'a rien à voir, en effet, avec ce concentré visuel d'énigmes et de présences qui faisait de l'idéogramme un révélateur verbal. Sur les lignes de l'alphabet, le regard ne voit pas se lever, de lettre en lettre, le verbe tel qu'en lui-même : il tâtonne, d'un groupe syllabique à l'autre, cherchant à retrouver ces nœuds compacts du sens qui faisaient du texte archaïque une architecture de secrets.

    Facile à écrire, susceptible de se transformer en un véritable code phonétique, l'écriture alphabétique n'obéit pas, à la différence de celles qui se fondent sur l'idéogramme, à des principes de lisibilité. Mais aussi le souci des Grecs, en l'inventant, était surtout d'adapter à la structure de leur langue l'un des systèmes que l'on utilisait dans le bassin méditerranéen au VIIIesiècle avant notre ère. Leur démarche n'avait pas pour but de mettre en question la conception que leurs prédécesseurs se faisaient de l'écriture, elle en reproduisait au contraire le schéma, celui de l'emprunt.

    C'était d'ailleurs ce même processus de l'emprunt qui avait conduit les Phéniciens à opérer une première révolution de l'écrit vers 1300 avant notre ère. Tandis que les Akkadiens, empruntant leur système aux Sumériens alors que leur langue, sémitique, était de structure très différente, n'avaient pas jugé nécessaire de modifier le système et utilisaient conjointement idéogrammes et phonogrammes, les Phéniciens avaient opté pour une solution tout à fait neuve, réduisant le nombre des signes au minimum de consonnes nécessaires pour qu'une racine verbale soit identifiable, donc lisible. Un tel choix était le signal que priorité était donnée dans l'écriture à la langue. Mais il constituait aussi une maturation de l'écriture conforme à son fonctionnement d'origine (on en trouve d’ailleurs les prémisses dans les écritures protosinaïtique et ougaritique). La notation des consonnes n'était phonétique qu'en apparence (si même elle était conçue comme telle). En fait, elle constituait une sorte de sténographie du sens, le phonogramme ayant simultanément valeur d'amorce d'idéogramme et reposant pour pouvoir être lu, comme c'était le cas en cunéiforme, sur un contexte dont l'appréhension devait se faire en combinant des niveaux d'analyse hétérogènes : celui des lettres voisines pour qu'apparaisse la racine du mot (KTB renvoyant à celle de l'écriture, par exemple) et celui de la structuration des groupes de consonnes en phrases, afin que la prononciation orale exigée par la syntaxe soit assurée.

    Or trois consonnes qui se suivent, en grec, se prononcent ; elles n'ont aucune fonction sémantique. L'intervention des voyelles, ici, est nécessaire, car elle seule permet de distinguer un mot d'un autre  comme, en français, elle le fait pour les mots « mère » et « marée ». Le système phénicien ne pouvait donc pas convenir au grec.

    Que la démarche qui a conduit les Grecs à inventer l'alphabet soit plus logique que phonétique nous est prouvé a contrario par les écritures de l'Inde. On est parvenu dans cette culture à élaborer un système syllabique à ce point perfectionné qu'il équivaut à un abécédaire. Mais on y est parvenu à partir d'une analyse purement orale de la langue, bien antérieure au recours à l'écriture, et sans que jamais l'écriture en constitue l'objectif réel. La parole, et la parole prononcée, possède, en Inde, une vertu liturgique irremplaçable : l'écrit n'y est donc guère estimé (c'est-à-dire avec un grand mépris) qu'autant qu'il permet strictement de préserver, ou de susciter, une parole agréée des dieux. En Grèce, comme Marcel Detienne l'a montré, ce ne sont pas les dieux mais les hommes que l'écriture nouvelle doit servir, exposée au cœur de la cité pour en rendre les lois publiques et les imposer à tous. L'invention de l'alphabet est étroitement complémentaire de celle de la démocratie. Elle signifie également le triomphe d'un humanisme. Mais en devenant ainsi propriété entière des hommes, l'écriture s'est privée des connotations divinatoires qui en vivifiaient naguère encore la lecture. Impossible, dans la mouvance grecque, de concevoir l'écrit et l'oral sous la forme d'une loi double, subtilement mais rigoureusement différenciée, comme le feront de leur côté les commentateurs de la Torah : la loi écrite est, en Grèce, et elle le sera plus encore dans les sociétés qui vont la suivre dès lors que l'individu y gagnera en autonomie et en conscience de soi, nécessairement une, celle du Logos. Les seuls liens qu'on lui supposera désormais avec l'au-delà seront ceux, dégradés, de la magie.

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  • De même que le pictogramme peut se définir comme une version normée de la figure, on pourrait dire que l'idéogramme est une version systématisée du pictogramme. Ce qui lie ce signe au langage n'est plus de l'ordre de la métaphore ou du syncrétisme symbolique mais de l'alternative rationnelle.

    Rationnel, ce signe l'est en premier lieu parce que sa conception graphique, même si elle demeure figurative, est ostensiblement dissociée de toute référence réaliste. Ce qui détermine formellement l'idéogramme est son calibrage, la règle spatiale qui lui attribue une place identique à celle des autres signes sur la surface d'un document. En Égypte, le hiéroglyphe se distingue de la figure parce que les dessins de dieu, d'oiseau ou de bouche à valeur idéographique s'inscrivent tous à l'intérieur d'un module unique.

    Dans son rapport à la langue, l'idéogramme témoigne du même souci de mettre au service d'un système ce qui relève initialement dans la figure de la polysémie et de l'énigme. On observe que les trois civilisations de l'idéogramme ont adopté une solution identique : créer un signe qui, selon le contexte où il se trouve, peut assumer trois valeurs tout à fait différentes l'une de l'autre mais seulement trois : celle d'un mot (le logogramme), d'une syllabe dégagée phonétiquement de ce mot, que l'on utilisera pour désigner un mot homophone, une syllabe, voire, comme en Égypte, une seule consonne (le phonogramme) et celle de ce que l'on nomme selon les civilisations « clé » ou « déterminatif », c'est-à-dire l'idéogramme envisagé comme un indice de mot purement visuel, que l'on ne prononcera pas mais qui accompagnera graphiquement un phonogramme pour signaler son appartenance à telle ou telle catégorie (la clé de l'eau accompagnant les mots « source » ou « rivière », par exemple).

    Cette tripartition autorise une extraordinaire souplesse d'usage. La valeur de « mot » de l'idéogramme peut être celle d'un mot précis, mais elle peut aussi correspondre et c'est le plus souvent le cas à un noyau sémantique à partir duquel se formuleront des mots différents selon le contexte. La valeur phonétique est tantôt rigoureuse comme elle l'a été en Mésopotamie, très tôt, dès que l'écriture sumérienne est devenue celle des Akkadiens, tantôt approximative comme en Chine, ou encore proliférante comme en Égypte, où l'on a multiplié les redondances phonétiques d'une manière qui nous paraît aberrante. Quant au déterminatif, relativement rare en Mésopotamie, devenu en Chine, au contraire, la base principale du système, puisque les « idéophonogrammes », signes doubles composés pour moitié d'une clé et pour l'autre d'un phonogramme, sont de loin les caractères les plus abondants de son vocabulaire écrit, il a suscité en Égypte une pratique à première vue surprenante. Par une sorte de retour du signe à son état initial de figure, le déterminatif peut se trouver situé en effet non pas dans la partie proprement textuelle d'un document mais dans sa partie iconique, le hiéroglyphe retrouvant alors les proportions exigées par l'image où on le déplace. Un tel transfert n'est pas exceptionnel : Pascal Vernus a dressé le répertoire des cas nombreux de glissements de fonctions des signes entre le texte et l'image que se sont autorisés les Égyptiens. Le phénomène se justifie surtout par deux traits caractéristiques de tout système idéographique quel qu'il soit, et dont l'écriture égyptienne ne fait que rendre les conséquences plus spectaculaires : le fait que le support de l'écrit joue un rôle déterminant c'est-à-dire, pour reprendre le vocabulaire des linguistes, pertinent à l'intérieur du système lui-même, et que le lecteur du message ne soit pas envisagé comme un simple déchiffreur mais comme participant activement, par un jeu d'observations et d'interprétations qui se situent à plusieurs niveaux, à l'existence même du texte. Les « textes » divinatoires mésopotamiens et chinois étaient fondés sur des principes identiques : le choix d'un support motivé, seul susceptible d'opérer la transmutation des traces et des empreintes en signes, et la collaboration étroite du devin à la constitution d'un message qu'il crée, en réalité, en le « lisant ». Ce sont ces principes que l'on retrouve à l'œuvre dans l'écriture proprement dite. Ils nous permettent de comprendre que les textes archaïques des deux civilisations aient une forme « télégraphique », l'information étant suggérée par un nombre de signes restreint, et, par conséquent, impossibles à énoncer de façon littérale (ce qui donnera naissance, en Chine, à une véritable « langue graphique », selon Léon Vandermeersch), ou que l'espace du cartouche primitif puis celui de la tablette d'argile et jusqu'à son format rond ou carré, voire son enveloppe conditionnent la compréhension des textes mésopotamiens (Jean-Marie Durand).

    Ces principes éclairent enfin un dernier aspect de l'écriture prise à son état natif : le pouvoir que lui reconnaît la société. Ce pouvoir est très différent de celui dont on l'a investie plus tard en Occident en choisissant de limiter la définition de l'écriture à une fonction de conservation et de diffusion de la parole. En Chine ancienne, au contraire, l'écriture représente le pouvoir créateur par excellence, antérieur (avec la peinture dont on ne la dissocie pas) à celui de la parole. En Mésopotamie et en Égypte, les dieux de l'écriture sont toujours quant à eux des dieux intermédiaires, à la fois utiles et modestes : Inana, la déesse du grain, ou Nabû, un des dieux de la sagesse, Thot, le « maître des paroles divines ». Ce sont des conseillers, non des chefs. La figure du devin-lecteur leur a servi évidemment de modèle. Comme la détermination de l'écrit par son support a conduit à imaginer une forme de pouvoir curieusement labile, détourné, qu'illustre bien l'histoire de la reconstruction de Babylone par le roi Asarhaddon. La ville avait été détruite par son père, Sennachérib, et le dieu Marduk, dans son courroux, avait interdit qu'on la reconstruisît avant soixante-dix ans. Asarhaddon décida pourtant de n'en attendre que onze. Car la parole du dieu avait été inscrite sur une tablette, et le chiffre soixante-dix, lorsqu'on retournait cette tablette, se lisait onze. La liberté de l'écrit et, par suite, de sa lecture, faisait du pouvoir royal l'égal de celui des dieux.

    Jean-Pierre BALPEAnne-Marie CHRISTIN

    Source : Logiciel Encyclopédia Universalis 2012


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  • L'écriture est apparue lorsque le système de signes visuels qui était censé transmettre les messages venus des dieux est devenu le support de ceux des hommes, c'est-à-dire des messages verbaux. Mais il ne pouvait s'agir que d'une traduction, ou plutôt d'une transposition : la composante iconique de l'écriture s'opposait à ce qu'elle fût une projection directe de la langue.

    Le signe écrit ne s'identifie pas au signe verbal. Mais il doit encore moins être assimilé à une copie de la réalité. Contrairement à ce que l'on affirme généralement, en effet, le « pictogramme », ce signe figuratif que l'on trouve à l'origine de tous les systèmes écrits, et qui a été ensuite soit maintenu tel, comme en Égypte, soit rendu graphiquement méconnaissable comme en Mésopotamie ou en Chine, où il se combine aux signes abstraits issus de la divination, n'est pas une représentation de « chose ». En tant que figure, déjà, il ne saurait l'être. Ce que traduit une figure n'est pas de l'ordre du catalogage objectif mais de la pensée symbolique ; plus qu'un objet réel, une figure évoque l'importance de cet objet pour une société donnée (le soleil, la lune, la maison, le chat, etc.) et elle concentre dans son graphisme l'histoire d'un imaginaire culturel spécifique. Le pictogramme est un type de figure dont la fonction a été à la fois restreinte et modifiée : ce qu'elle doit susciter chez le spectateur n'est plus l'émergence nécessairement vague d'une notion polysémique, mais son équivalent verbal. Nommer un pictogramme ne saurait être nommer le réel : c'est apporter au schème visuel son complément dialectal, sorte d'hommage ambigu par lequel le groupe reconnaît ce qui lui échappe, mais aussi l'intègre à ses structures. Il n'est pas indifférent que ce soient des noms de personnes, et d'abord des noms de dieux, qui soient toujours largement majoritaires dans les lexiques pictographiques.

    Lorsque ces noms de personnes sont des phrases, comme c'est le cas par exemple en Mésopotamie, on peut dire que l'écriture est prête à naître : la pensée de la syntaxe se combine désormais à celle du pictogramme. Mais une étape supplémentaire reste à franchir, celle où l'on passe de l'adéquation d'une figure donnée et de phrases connues d'avance à la création de phrases nouvelles. Cette liberté, elle est celle que suggéraient les pratiques divinatoires. Mais elle était interdite, alors, aux humains. L'idéogramme va la leur offrir.

    Source : Logiciel Encyclopédia Universalis 2012


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  • Le déchiffrement des hiéroglyphes égyptiens, que Champollion réalisa en 1822 après des siècles d'essais infructueux, a bouleversé la conception que l'Occident se faisait jusqu'alors de l'écriture. Non seulement ces figures pittoresques que l'on interprétait par tradition comme des symboles ou des copies réalistes se révélaient être des signes, mais on leur découvrait aussi une faculté qui semblait depuis toujours réservée en propre à l'alphabet, la transcription phonétique des mots. Le dessin d'une bouche pouvait se lire « bouche », mais il notait également le son r, le dessin d'une chouette le m, celui d'une caille le w... Déterminante pour notre connaissance de la civilisation pharaonique, cette découverte l'était tout autant du point de vue d'une théorie générale de l'écriture. Car comment reconnaître encore au système alphabétique la supériorité dont on était convaincu qu'elle lui était due par principe, s'il s'avérait que d'autres, avant lui, avaient atteint le même niveau d'analyse sonore du langage ?

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    Jean-François Champollion (à gauche), natif de Figeac, parvint à l'âge de 32 ans à percer l'un des plus grand mystères pour les linguistes et les historiens de l'âge classique. Grâce à la fameuse "pierre de Rosette" (au centre) qui comprenait le même texte en trois langues différentes (hiéroglyphes égyptiens, démotique cursif et grec ancien), le jeune savant français déchiffra enfin le système hiéroglyphique. C'était le 14 septembre 1822. Il fit part de sa sensationnelle découverte dans un écrit resté célèbre : sa "Lettre à M. Dacier relative à l'alphabet des hiéroglyphes phonétiques" (à droite). source : http://www.u-p-r.fr

    Il a pourtant fallu attendre encore plus d'un siècle pour que s'engage de façon sérieuse une remise en question du statut privilégié de l'alphabet dans l'ensemble des systèmes écrits. Champollion lui-même est, pour une part, responsable de ce retard. Car sa découverte, à vrai dire, reposait sur un malentendu. Elle concernait moins l'écriture en tant que telle que la langue qu'elle avait permis de véhiculer : sa Grammaire  s'ouvre par un hommage à la philologie, science nouvelle, et science dominante, de son temps. Il était parvenu à lire les hiéroglyphes parce qu'il avait eu l'idée de comparer des textes rédigés en deux langues anciennes, égyptienne et grecque, avec la langue copte moderne que lui-même pratiquait. Mais c'est pour cette raison aussi qu'il avait pris à son compte sans songer à les discuter, car elles étaient sans incidences sur sa démarche, certaines des justifications que l'on apportait encore en Occident à l'aspect figuratif des hiéroglyphes. À l'origine, dit-il, reprenant les affirmations de Warburton un siècle plus tôt, les hiéroglyphes étaient « des imitations plus ou moins exactes d'objets existants dans la nature ». Le phonétisme de ces caractères n'avait donc pu se manifester qu'à une étape ultérieure de création, où l'on aurait réussi à obtenir ce que ces figures, apparemment vouées à ne transcrire que des vocables concrets, étaient dans l'incapacité de restituer : un état fidèle et complet de la parole.

    Une interprétation aussi restrictive du rôle du visible dans l'écriture, dont une des conséquences fut, par exemple, que l'on décida en 1881 d'interdire aux sourds la langue des signes sous prétexte que « la parole vive, orale, encore plus que l'écriture, est le seul signe mental qui puisse indiquer les choses spirituelles et abstraites, sans leur donner une figure, sans les matérialiser », ne constitue pas un simple accident de notre histoire. La pensée de l'écriture comme mode visuel de transmission des messages linguistiques est profondément étrangère à l'Occident. Parce que notre civilisation, ainsi que l'a montré Jacques Derrida dans De la grammatologie (1967), est de type logocentrique. Mais également parce que l'écriture n'a jamais représenté pour nous autre chose qu'un héritage, et un héritage purement verbal. À la différence des Japonais, qui ont choisi sciemment de recourir aux idéogrammes chinois plutôt qu'à l'écriture indienne, nous n'utilisons l'alphabet que par hasard. Ce système était celui des Romains ; les textes fondateurs de la religion chrétienne avaient été traduits en latin et ils étaient conservés au moyen de son écriture : il semblait naturel d'y avoir accès par ce biais. On comprend qu'une écriture transmise de cette manière nous ait été, au sens littéral du terme, invisible : elle nous apparaissait aussi transparente à l'oral qu'il fût possible (et tel avait été en effet le souci majeur des Romains), sa fonction étant strictement de préserver à des fins pieuses les leçons canoniques d'un Verbe saint.

    Ce n'est cependant pas le fait que nous ayons hérité de notre alphabet qui constitue une anomalie : c'est l'état d'ingénuité et de méconnaissance dans lequel cet héritage nous a trouvés. Il n'y a rien de plus normal, en effet, que d'emprunter une écriture : il n'existe aucun système dont on puisse dire qu'il ait été véritablement premier. Les Grecs ont inventé l'alphabet, mais cette invention prend appui sur le système phénicien, lequel était né, déjà, d'un remodelage du cunéiforme. Les systèmes idéographiques créés en Mésopotamie, en Égypte, en Chine, aux environs de 3 000 ou 1 500 ans avant notre ère ne constituent pas davantage une origine. Ils résultent de la combinaison des deux modes de communication qui les avaient précédés : la parole et, apparue sans doute un peu plus tard, l'image. Ces deux médias correspondent chacun à des structures et à des usages différents de la communication sociale. La parole est l'exploitation par les membres d'une communauté d'un système de signes vocaux dont cette communauté est l'auteur. L'image est une proposition visuelle offerte à l'ensemble du groupe et qui combine deux données hétérogènes : une surface, prélevée artificiellement ou symboliquement sur le réel (une paroi rocheuse que l'on privilégie, mais aussi bien une portion du ciel, ou du sol), et des « figures », traces ou taches, produites ou non de main d'homme, réunies sur cette surface par un réseau d'« intervalles » qui leur permet de faire sens les unes avec les autres. L'image n'est pas un système, à la différence de la langue. Elle n'exige pas non plus la coprésence d'un émetteur et d'un récepteur : il lui suffit d'un observateur. Aussi sa fonction sociale est-elle autre que celle de la parole : elle sert à poser une relation entre les individus du groupe et un monde extérieur à ce groupe, où sa langue est ignorée ou sans pouvoir. La communication qu'elle promeut est essentiellement transgressive. La mythologie dogon nous renseigne sur la corrélation que les sociétés orales établissent entre parole et image. On y considère que « Dieu dessine », qu'il a créé l'univers en produisant des figures, mais que seule leur nomination par l'homme a pu leur donner vie.

    L'apparition de la divination en Mésopotamie et en Chine constitue, comme l'ont montré Jean-Marie Durand et Léon Vandermeersch, l'étape immédiatement préliminaire à l'invention de l'écriture. Elle témoigne en effet d'une première forme de rationalisation de l'image, dans la mesure où la finalité vague qu'on lui avait attribuée d'abord permettre de communiquer avec les dieux est devenue beaucoup plus précise et contraignante. Le support élu par le devin concentre en lui certaines des valeurs symboliques essentielles à sa culture : carapaces de tortues en Chine, foies d'animaux en Mésopotamie. Les figures visibles sur ce support sont conçues comme formant système entre elles et elles sont désormais perçues comme des signes. Quant au devin, il n'a plus pour fonction, comme le mage, de manifester le pouvoir des dieux en agissant directement en leur nom sur des substances : son ministère consiste strictement à observer des ensembles de traces reconnus comme leurs messages et à tenter de les interpréter c'est-à-dire, en fait, de les lire. Telle est l'origine de l'écriture : l'invention de la lecture. Il est remarquable que la fonction du devin ait toujours été nettement distinguée de celle du prophète : le devin estime, suppute, il ne décide jamais. C'est au prophète de traduire verbalement ses hypothèses, et d'affirmer une éventuelle vérité.

    Source : Logiciel Encyclopédia Universalis 2012


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